Damsel of Letters alias Céline Patisson-Smith est une jeune doctorante guadeloupéenne en anthropologie (spécialisation en anthropologie linguistique). Elle entame ses études par une licence de Langues Etrangères Appliquées durant laquelle elle comprend que la traduction littérale n’existe pas et que les discours sont des interprétations dépendant de la culture dans laquelle on traduit. Les langues véhiculent des cultures et des psychologies particulières et c’est en tant que bilingue créole-français qu’elle s’est naturellement intéressée à l’anthropologie linguistique. À 28 ans la jeune femme poursuit la rédaction de sa thèse sur les « mécanismes de construction de référentiels identitaires dans et entre groupes de « Noirs » en Ile-de-France » au sein de l’ Université Paris Nanterre – Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparée.
Céline revient avec nous sur sa chaine YouTube de vulgarisation : « Le Study Vlog ».
Questions/ Réponses
Quelle est la genèse de « Le Study Vlog » ?
J’ai commencé sur Tumblr, puisque quand je suis rentrée en master dans une discipline de tradition dite coloniale et colonialiste, j’ai été confrontée de façon assez brutale au racisme. Il y avait un décalage entre ma vision idéalisée et la violente réalité à laquelle j’étais confrontée, qui plus est sur les bancs de l’université. J’ai commencé à m’interroger, à interroger les autres, à entendre les expériences des autres, à voir des choses que je ne voyais pas avant. Cela a consisté une assez grande communauté à l’international puisque j’échangeais également avec des Noirs aux Etats-Unis, en Angleterre, ou encore en Allemagne et aux Pays-Bas. Le Tumblr est devenu un blog et « Le Study Vlog » est arrivé dans la foulée.

Je me suis rendue compte en entamant ma thèse que nous utilisions des termes assez pompeux et que les recherches effectuées ne sont pas suffisamment accessibles à tous. Nous faisons des études sur l’anthropos (l’Homme) alors que les principaux concernés ne sont finalement pas au fait de ce qui se passe. Je voudrais que les sciences humaines soient accessibles aux humains.
Quand on parle de colonialisme ou de néocolonialisme, ou que l’on cherche à institutionnaliser le créole cela se fait dans une certaine sphère alors que les premiers protagonistes de l’histoire n’ont pas les outils pour y réfléchir eux-mêmes. Cela me gêne et c’est comme ça que je me suis lancée dans Le Study Vlog. Je pense qu’il faut vulgariser et diffuser de façon à ce que l’on puisse réfléchir tous ensemble, avoir les mêmes mots, les mêmes terminologies et savoir de quoi l’on parle pour agir tous ensemble.
Pourquoi l’anthropologie est-elle colonialiste voire raciste selon toi ? Quelle est ton expérience du racisme ?
Je présente l’anthropologie comme une discipline, « traditionnellement », colonialiste. Il s’agissait d’explorateurs occidentaux qui allaient dans des contrées lointaines pour étudier des « peuples sauvages et autres tribus ». C’est encore une image qui colle à l’anthropologie, et c’est ce qui ressort des entretiens que je mène. C’est malheureusement la position que certains anthropologues peuvent adopter.
Par rapport au racisme, j’y ai été confrontée à mon entrée en master. Pas avant. J’ai grandi en Guadeloupe où il y a des Noirs, des Blancs, des Indiens, etc … Je suis métisse. La question du racisme semblait lointaine. Mais quand je suis arrivée sur les bancs de la fac, on m’a demandé si j’étais « complètement Noire » ou si j’étais métisse. On m’a dit que c’était grâce à mon « sang blanc » que j’avais de bons résultats et que j’étais arrivée aussi haut. En tant que métisse, on attendait de moi que je dise « merci du compliment ». Hors de question. Et ça a été le début d’une longue série de remarques racistes.
Cela t’a-t-il influencé pour le choix de ton sujet de thèse ?
Exactement. Je m’intéresse au cas d’Antillais installés en Métropole, non pas pour dénoncer le racisme mais davantage pour nous faire prendre conscience des divisions internes qu’il y a entre nous. Par exemple dans le premier épisode de Le Study Vlog sur le Light Skin Privilege (le privilège de la peau claire) je n’ai pas cherché à parler du White Privilege ou autres. Ce qui m’intéressait, parce que plus palpable, c’était de nous faire prendre conscience que nous-mêmes, Noirs, nous participons à notre désunité à travers le colorisme. Nous jouons un jeu colonial pervers. Pour citer Patrick Bruneteaux (un de mes directeurs de thèse) : « Penser les « Noirs », tous les groupes de « Noirs », c’est penser la manière dont l’ordre colonial les a divisés pour mieux régner » (2013 :19). Nous sommes en plein dans cette division, nous la façonnons et la réaffirmons inconsciemment … et finalement c’est l’ordre colonial ou néocolonial qui règne.
Mon objectif est d’identifier tous ces mécanismes de division pour que l’on puisse s’en rendre compte afin de pouvoir lutter contre.
Pourrais-tu nous expliquer quel est ton sujet de thèse (Mécanismes de construction de référentiels identitaires dans et entre groupes de Noirs en Ile-de-France) ?
Grosso
modo, nous faisons entre nous des distinctions en créant des catégories
identificatoires.
Au cours de ma première étude (« Vrais »
ou « faux » Antillais ? La gestion du bilinguisme des Antillais
de l’Ile-de-France), j’ai travaillé sur la distinction (et division) entre
« vrais » et « faux » antillais. Le prétexte mobilisé pour
justifier cette distinction/division est que les « vrais Antillais »
seraient des Antillais qui parle le créole contrairement ceux qui ne le parlent pas et qui sont alors
considérés comme des « faux Antillais ».
Mon objectif est de poursuivre l’observation et l’analyse de toutes les divisions qui sont faites, et de relever toutes les catégories identificatoires qui sont créées, les analyser, les interroger, afin de comprendre ce qui se cache vraiment derrière. Pour donner une idée, je peux partir sur l’analyse de la distinction et division entre Antillais et Antillopolitains ou encore l’analyse de l’épithète raciale « Nègre » comme une affirmation identitaire tantôt positive (« Nègre et fier de l’être ») tantôt pour nous dénigrer, dénigrer d’autres Noirs.
Dans tes vidéos, rapproches-tu l’usage que tu fais du terme du « monde blanc » et celui de « suprématie blanche » utilisée dans la littérature anglophone, chez COATES et LODGE notamment ?
Je suis assez prudente quant à l’usage qui est fait du terme « suprématie ». Je lui préfère celui de « Monde blanc » qui est beaucoup plus accessible et moins connoté. Après, que des personnes les rapprochent, je peux le comprendre, même s’il est plus dur et fermé. « Suprématie » est un terme autoritaire, c’est l’idée d’une domination assise alors que « Monde blanc » laisse une plus grande part à l’implicite qui est davantage en lien avec mon objet d’étude.
Dans le contexte antillais peut-on parler de racisme dans la mesure où la majeure partie de la population peut être qualifiée de racisée (afro-descendants, indo-descendants, levantin, asiatique etc) mais demeure rattachée par une « métropole » symboliquement blanche ?
Il faudrait demander aux gens de partager leur expérience du racisme, mais selon moi on le peut. Maintenant je pense qu’il s’agirait davantage d’un néocolonialisme. Parce que nous sommes sur des sociétés encore rattachées à une ancienne puissance coloniale et qui fonctionne selon un même système d’exploitation. C’est là tout le paradoxe, bien que nous évoluons dans une société « colorée », il subsiste une dualité, cette notion de « binaire » : Les Noirs d’un côté et les Blancs d’un autre. Entre Noirs, il m’apparaît que nous nous focalisons sur cette dualité en classant les gens du plus au moins Noir.
Pour rebondir sur ta vidéo concernant le doudouisme et l’exotisme, que penses-tu de l’ensemble des discours portant sur la diversité culturelle aux Antilles ?
Il y a tout un discours sur la diversité qui est politiquement accepté et que l’on essaye de promouvoir. Cependant cela se fait sous condition, on ressent encore cette « fascination de l’Ailleurs ». On va promouvoir l’appropriation culturelle au nom de la diversité, ce avec quoi j’ai du mal.
Mais n’est-ce pas là le schéma normal d’assimilation à la nation « à française » désirée par ces populations ?
Eh bien tout dépend de qui est aux commandes et qui si nous avons un quelconque contrôle. Le problème est que c’est le groupe dominant qui décide de ce qui est « exotique », de ce qui est « beau à voir » et qui décrète derrière qu’il n’y a là aucun problème car c’est fait « au nom de la diversité ». Ça, ce n’est pas correct. Pour moi, cela révèle une entreprise coloniale parce qu’il y a des critères imposés : un Antillais n’est pas accepté « entier », avec sa culture, sa langue, et autres. C’est une version doudouiste et exotique de lui qui est acceptée et recherchée. C’est d’ailleurs ce que les penseurs de la Créolité ont reproché à la littérature doudouiste il me semble car elle cherchait à plaire à un regard extérieur en se présentant sous une image exotisée.
En quoi cela se manifeste au niveau individuel ?
Pour moi, ça se manifeste surtout au niveau du langage et de la langue puisque c’est à travers eux que l’on exprime la manière dont on appréhende notre identité. Au lieu de voir l’authenticité de notre identité, on peut s’acharner à mettre en avant ce qui est perçu comme beau, ce qui est accepté par un regard extérieur.
Un exemple assez palpable est celui des cheveux. Ce qui est considéré comme beaux, ce sont les cheveux bouclés avec des boucles bien définies ou alors des afros biens définis alors que le naturel pourtant revendiqué a du mal à s’exprimer. J’ai pu voir des jeunes femmes avec des cheveux bouclés qui vont utiliser un fer à friser afin de boucler leurs cheveux déjà bouclés de la façon dont la société aime les cheveux bouclés (stéréotype de la métisse à la peau très claire, aux yeux clairs, et aux cheveux blonds aux boucles serrées).
C’est ça le contrôle. On parle de diversité mais on en impose une définition. On façonne une conception de la beauté pour qu’elle au regard blanc : « Noire mais pas trop sauvage non plus ».
Mot de la fin
C’est le message que je rabâche dans et avec Le Study Vlog : « Ensemble, restaurons notre Humanité ». On doit s’accroche car ce n’est pas facile. Ça implique de rester attentif, de ne pas accepter tout ce qui est présenté « pour nous », de questionner tout ce que l’on nous présente de nous déconstruire pour nous découvrir et nous (re)construire. Mais on se doit de le faire car ce qui est en jeu, c’est notre Humanité.
Bibliographie conseillée
Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon
Le colonialisme oublié, Patrick Bruneteaux
Eloge de la créolité, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant
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